
Les EÉSAD : Cheval de Troie de la privatisation, de la tarification et de la précarisation (1)
Le Conseil provincial des affaires sociales (SCFP-Québec) lance une campagne syndicale qui vise les entreprises d’économie sociale en aide à domicile (EÉSAD). Or, pour bien comprendre les raisons de cette campagne et bien saisir l’enjeu des EÉSAD, il faut commencer par expliquer ce que sont les EÉSAD. C’est ce que ce texte propose de faire.
Les EÉSAD répondent à une demande de soins à domicile pour une population vieillissante. Mais ils participent à la sous-traitance et à la privatisation des services publics, ramenant à la baisse les conditions de travail et les salaires dans ce secteur d’emploi. De plus, les patients des EÉSAD n’ont pas accès aux services de qualité auxquels ils ont droit.
L’origine des EÉSAD
Dès 1979, les CLSC ont la responsabilité de dispenser les activités d’aide à la vie domestique (AVD) et les activités d’aide à la vie quotidienne (AVQ). Les AVD (soins non-invasifs) incluent la lessive, l’épicerie, le ménage et la cuisine. Les AVQ (soins invasifs) concernent les soins hygiéniques et la prise de médicaments. Ces soins et services sont offerts gratuitement par des professionnelles syndiquées, qui ont suivi une formation de 960 heures, Assistance aux personnes à domicile, et ont créé l’Association des auxiliaires familiales et sociales. Les auxiliaires ont développé leur force de négociation, leur qualification et leur professionnalisation, et atteint une reconnaissance économique. En même temps, la force de travail se diversifie, avec l’arrivée des hommes dans ce secteur de la santé et des services sociaux.
Dès leur début, les CLSC ne peuvent répondre aux demandes grandissantes d’une société vieillissante. De plus, la situation économique difficile raréfie les ressources publiques disponibles. Les CLSC ont donc commencé à sous-traiter les AVD. Ce phénomène va s’accentuer durant les années 1990.
Le déficit zéro et le « consensus de 1996 »
L’arrivée au pouvoir du premier ministre péquiste Lucien Bouchard est marquée par un ralentissement économique, un taux de chômage élevé, à 12%, et une crise des finances publiques. Cette crise a été exacerbée à la suite de la décision du gouvernement libéral fédéral de Jean Chrétien de réduire les transferts de fonds aux provinces et de durcir l’accès à l’assurance-chômage pour équilibrer le budget fédéral. La diminution artificielle des chômeurs fédéraux a donc multiplié les assistés sociaux au Québec.
Le premier ministre Bouchard convoque donc deux grands Sommets socioéconomiques en 1996. Le premier, en mars, devait faire accepter le principe du « déficit zéro » au patronat, aux syndicats, au mouvement des femmes et aux groupes communautaires. Le deuxième, en octobre, visait l’élaboration la création d’emplois. À cette rencontre, le Groupe de travail sur l’économie sociale – soutenu par le Gouvernement – a proposé de favoriser l’aide à domicile comme plan de création d’emplois. Les EÉSAD était d’ailleurs la contrepartie logique du virage ambulatoire du ministre de la Santé, Jean Rochon. Leur développement permettait aussi de pallier au démantèlement de l’État-providence et à la restructuration de l’assistance-sociale qui, de droit inconditionnel, est devenue droit conditionné à l’acceptation d’un parcours d’emploi.
Pour que les syndicats, en échange de leur appui, exigèrent un principe de non-substitution des emplois publics par des emplois en EÉSAD. Ce « consensus de 1996 » était donc que les EÉSAD se cantonneraient aux AVD, laissant les AVQ au réseau public.
Le Gouvernement créa par la suite le Programme d’exonération financière des services d’aide domestique (PEFSAD) pour financer la dispensation des AVD dans les EÉSAD. Le PEFSAD ne couvre qu’une partie des coûts des services, ce qui implique que les usagers doivent en défrayer le reste. Il s’agissait d’une rupture du principe de gratuité pour les services d’aide domestique, donc un virage vers la tarification des services.
La rupture du « consensus de 1996 »
Au début, une minorité d’EÉSAD a fait fi du « consensus de 1996 » pour s’occuper aussi d’AVQ. Ce pourcentage n’a fait que s’accroître depuis, notamment à la suite de la réforme du Code des professions du Québec, en 2002, qui légalisait la dispensation des AVQ en EÉSAD. Par la suite, pour réduire les dépenses, les gestionnaires du réseau firent de plus en plus de pression pour que les AVQ soient sous-traités. Enfin, le milieu des EÉSAD est maintenant unanime à rejeter le « consensus de 1996 ».
Depuis 2016, le gouvernement reconnaît une formation de 120 heures donnée à l’interne (Formation adéquation des préposés aux aides à la vie quotidienne du Québec – FAPAQE), qui habilite les personnes à dispenser des AVQ et permet aux EÉSAD de postuler sur des contrats publics. Tandis qu’en CLSC, les auxiliaires de santé et services sociaux (ASSS) doivent détenir un diplôme d’études professionnelles (DEP) de 870 heures, Aide à la personne en établissement ou à domicile. Or, plusieurs des aspects couverts par le DEP sont soit omis ou soient à peine effleurés par la FAPAQE. Par exemple, l’adaptation des soins aux incapacités des usagers est une formation de 18 heures en EÉSAD et de 120 heures dans le système scolaire public. De plus, la FAPAQE n’examine pas la maîtrise des compétences du personnel sur le mode succès/échec, elle reconnaît cette maîtrise ; il n’y a donc pas d’échec possible. Donc, la rupture du « consensus de 1996 » se fait au détriment de la qualité des soins dispensés.
Le retour de la vocation féminine
Plutôt que de créer de bons emplois stables, la moitié des postes en EÉSAD sont à temps partiels et la rémunération frise le salaire minimum. En EÉSAD, on gagne 75 % de moins qu’au public, et très peu ont un fonds de pension ou une assurance collective. De plus,
les horaires de travail brisés ne permettent pas la conciliation travail-vie de famille. Il s’ensuit un taux de roulement des employés très élevé (plus de 50%). En plus de cela, le manque de ressources et d’expertise contribuent aussi à la médiocre qualité des soins.
Enfin, près de 95% des personnes travaillant dans les EÉSAD sont des femmes. Donc, avec les EÉSAD, on assiste au retour de la vocation féminine à s’occuper des autres sans reconnaissance, sans qualification, sans force de négociation, pour un salaire dérisoire.
Le nécessaire retour au « consensus de 1996 »
Les EÉSAD contribuent donc à la déqualification, à la déprofessionnalisation, à la désyndicalisation et à la précarisation du travail dans le secteur de la santé et des services sociaux. En retour, puisque les EÉSAD entrent en concurrence avec les emplois syndiqués du secteur public par la sous-traitance des AVQ, ils tirent les conditions de travail du secteur vers le bas et minent la capacité collective de négocier des syndicats. De plus, la pression au rendement dans les EÉSAD a contaminé le secteur public, où l’on observe de plus en plus des pratiques comme le minutage des tâches.
Les EÉSAD disposent de moins de ressources et de moins compétences pour offrir des services de qualité comparable au réseau public. De plus, le personnel ne fait pas partie d’équipe multidisciplinaire et ne remplit pas le rôle d’agent de prévention, comme les ASSS du public. Les patients n’ont donc pas accès aux services auxquels ils ont droit.
Enfin, les EÉSAD contribuent aussi au virage vers la tarification, la privatisation et la sous-traitance des services publics. En voulant diminuer ses dépenses, le Gouvernement se décharge de ses responsabilités médicales et sociales sur la société civile. L’État conserve par contre ses responsabilités comptables. Ce qui veut dire que le respect des paramètres budgétaires conditionne l’intervention de l’État, et non pas les besoins de la population. Les travailleurs et travailleuses y perdent au change tout comme les usagers.
On serait en droit de s’attendre à ce que l’État prenne au sérieux sa mission de promouvoir la santé de sa population et des conditions de travail juste et équitables pour les travailleurs et travailleuses. Une première étape sur cette voie serait un retour au « consensus de 1996 », donc la fin de la sous-traitance des AVQ aux EÉSAD, pour qu’elles soient désormais dispensées uniquement par les ASSS pleinement qualifiés du réseau public.
(1) Ce texte a fait l’objet d’une présentation au Conseil général du CPAS de décembre 2018. Vous trouverez le fichier PowerPoint ici: Présentation_EESAD.